À lire

Poésie
Alba nova - éditions A fior'di carta juillet 2008
Parution juillet 2008
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Inédits

Nouvelles et fragments
Recueil : Petites faiblesses humaines
Désir, ambigüité des sentiments, hypocrisie, cruauté...
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Premier prix du festival Escales hivernales de Lille
Fragments

Roman
Journal d'une insulaire : JDI
Le quotidien d’une jeune corse, dans une famille névrotique.....
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Le journal du roman

Chroniques
Hors de l'espace et du temps
Un lundi sur deux, pour sortir ensemble des sentiers battus...
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Scénario
La faille du Diable et compagnie
Écrire des scénarios est une autre façon d'écrire...
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Trois petits riens - texte intégral

Trois petits riens


- 1 -
Elle étouffe un gémissement, tente de soulager avec sa main gauche la pression exercée sur son coude droit. La centrale à vapeur a beau être plus efficace, plus rapide et plus tendre avec le linge, l’outil lui semble encore plus lourd que la semelle en fer de sa jeunesse. C’est la dernière pièce. Les trois piles sont en équilibre instable. Le linge de la fille, le linge du garçon, le linge des parents. Pourquoi a-t-on tant de linge de nos jours ? Elle se souvient qu’elle avait deux tenues seulement. Plus une troisième pour les dimanches et jours de fête. Elle avait elle-même cousu le tout. Elle avait des sabots pour aller aux champs et une paire de chaussures de cuir noir pour aller à la ville et à la messe. Le reste du temps, elle allait pieds nus. Et elle aimait ça. Elle se sentait libre. Elle soupire en portant les piles dans les différentes chambres. Elle n’a pas encore décidé si elle regrette l’ancien temps ou pas. Tantôt elle dit oui, tantôt elle dit non. Elle pense aux chevaux avant les voitures, à la crinière qui vole dans ses souvenirs comme dans un film au ralenti, et elle dit oui. Nostalgie du passé. Elle pense au lavoir, au battoir et aux engelures sur ses doigts bleus et elle dit non. Non, pas de regrets. Elle pense à son vieux balai, en allant chercher l’aspirateur intelligent – presque il pourrait se passer tout seul – elle pense à son coude qui lui fait voir des étoiles, et elle est, une fois de plus, sur le point de dire non. Non, pas de regret, vive le progrès. Quand un rai de lumière accroche ses yeux. Et dans la lumière, danse la poussière. Comme avant. Comme partout. Comme depuis toujours. L’aspirateur ne fait pas danser la poussière dans la lumière. Les minuscules particules sont devenues comme des étoiles, comme des paillettes. Elles s’élèvent, disparaissent, réapparaissent, tournoient sans fin, comme les reflets des boules à facettes, dans les discothèques où allait sa fille en 75. Elle ne bouge plus. Elle n’est pas de ce monde, pas de cette époque. Elle est hypnotisée. Elle est prisonnière de la danse des particules, comme un lapin dans les phares d’une voiture. Son esprit danse dans les reflets dorés, son esprit s’élargit, son esprit scintille. Son esprit englobe l’infiniment petit du grain de poussière et l’infiniment grand du soleil qui s’insinue dans l’entrebâillement de la porte. Porte qui se refermera bientôt derrière elle. Définitivement. Lorsque Madame l’aura trouvée à rêvasser au lieu de passer l’aspirateur. Madame est une femme de son temps. Efficacité, rentabilité, productivité. Madame ne tolère pas que le temps qu’elle paye s’entortille dans le labyrinthe de la poussière d’or qui saupoudre le monde.


- 2 -
En face d’elle, la femme a des lunettes. Un nez pointu. On dirait une fouine. C’est la troisième fois qu’elle daigne la recevoir. Trop aimable. Elle ne sait par quel tour de passe-passe, son dossier est complet quand elle vient, et ne l’est plus dès qu’elle a tourné les talons. Elle suit scrupuleusement les instructions de l’administration, mais les instructions se contredisent. Ce qui ne semble pas gêner le moins du monde madame la fouine. Qui en profite pour l’infantiliser. Et puis de toute façon, insiste la fouine, il ne faut pas se faire d’illusions. Elle ne retrouvera pas de travail à son âge, les temps changent, on demande des diplômes désormais et puis, le gouvernement a donné des ordres, place aux jeunes n’est-ce pas, après tout, sa vie est derrière elle, tandis que les jeunes, en plus avec cette conjoncture, comment peuvent-ils construire leur avenir si des gens comme elles s’accrochent au travail comme des plantes parasites, elle pourrait peut-être faire du bénévolat, rejoindre l’association de 3è âge de son quartier, et puis, elle aura droit au Rmi… Elle regarde la fouine qui doit avoir 35 ans et se croit éternelle… Elle voudrait lui dire qu’elle n’a que quarante-huit ans, que le troisième âge est encore loin, qu’elle a une fille de 14 ans qui a besoin d’être accompagnée et soutenue pour construire son avenir justement, que pour une secrétaire médicale l’expérience est un atout précieux, qu’elle sera plus posée et plus disponible qu’une jeune mère de famille et que de toute façon, elle est prête à changer de profil, à se recycler, à se former… Elle voudrait lui dire, mais… Elle imagine déjà le nez de la fouine se plisser de rire. Les lunettes tressauter. Les yeux briller devant la bonne blague. Se former ? Et pourquoi pas retourner à l’école aussi ? Hé bien oui, pourquoi pas… Elle a envie de dire tout ça, elle entend vaguement le sermon de la fouine, elle anticipe ses railleries, elle a envie de lui tordre son nez pointu… Quand soudain, cela lui parvient. C’est très très ténu, mais parfaitement identifiable. C’est comme chaud, comme doré, comme croustillant, comme fondant. C’est une promesse de douceur et d’abandon. Comme une promesse d’avenir, d’espoir, de partage. Les narines en éveil, le nez à l’air comme un chien de chasse, elle se lève pour suivre l’effluve tiède et sucrée. Et dans ce parfum qui l’enveloppe, elle est en sécurité, il n’y a pas de place pour les fouines, pas de place pour les sermons, pas de place pour le chômage. C’est un espace de quiétude, dans lequel on peut flotter éternellement, le nez enfoui dedans comme dans du coton parfumé, la tête vide et le corps en repos. Tel un animal, tous les sens en éveil, elle avance à l’instinct, le corps tendu vers la promesse de l’odeur. Pendant que, très loin derrière elle, la fouine pousse des piaillements suraigus, elle pousse la porte de la viennoiserie. Elle a laissé son dossier.


- 3 -
Les murs sont lézardés, la peinture s’écaille depuis longtemps. Il n’y a aucune décoration. À cause du vandalisme. À travers la vitre sale, elle voit le stade, tuf irrégulier et cages arrachées, et au-delà, les tours de la cité. Elle s’ennuie. Elle aime l’histoire et les histoires. Lire et écrire. Elle pourrait faire comme les autres, mais elle a trop de respect pour son professeur. Pour les professeurs en général. Alors elle ne fait rien. Elle s’ennuie. Elle remarque une prise arrachée, une trace indéfinissable à droite de la porte, une toile d’araignée dans l’angle supérieur gauche, en face d’elle. Juste au-dessus de la corbeille à papiers. Elle déteste les araignées. Elle détourne le regard. Pour éviter d’y penser, elle s’amuse à compter les carreaux cassés au sol. Il y en a 27. Deux ou trois lui ont peut-être échappé. Le cours déroule son fil sans s’accrocher nulle part, ni à sa curiosité, ni à sa révolte, ni à sa conscience. Elle et les maths sont deux univers parallèles. Qui n’ont aucune chance de se rencontrer. Ni dans cette vie ni dans une autre. L’enseignant est imposant. Un des rares à pouvoir tenir la classe. Un des rares à oser affronter du regard la racaille qu’il est sensé faire grandir. Les autres profs ne lèvent le nez de leurs notes que pour écrire au tableau. Terminer le plus vite possible et ensuite fuir, le plus loin possible de la cité, de la ZUP, de la ZEP, dans un petit pavillon de banlieue médiocre mais qui apporte l’illusion de la sécurité. Avec cet enseignant-là, au moins, le silence règne. Et du coup, on s’ennuie. Discrètement, quatre garçons au fond jouent à la bataille navale. Un peu plus loin à droite, les deux amoureux échangent des caresses sous le banc. Momo menace à mi-voix Kevin des pires représailles s’il ne lui arrange pas l’affaire avec sa sœur. Le petit Sylvain fabrique des maquettes en papier presque à tâtons, les mains dans son casier : un ours, une voiture de course, un pistolet, un arbre ? À l’autre bout de la salle, son ennemie jurée la regarde en coin. Elle la voit sans la voir. Elle a envie d’être au prochain cours. Plus chahuté, mais plus intéressant. Et la prof d’histoire ne voit pas d’inconvénient à faire la classe pour une seule paire d’yeux, pour une seule paire d’oreilles attentives au premier rang. Elle ouvre sa trousse et commence à en faire l’inventaire. Deux trombones en forme de cœur, un stylo plume, trois cartouches d’encre vides, une pleine, un crayon taillé aux deux extrémités, deux capuchons inutiles, toutes sortes de bouts de papier griffonnés, déchirés, tâchés, une gomme fluo… Et un chewing-gum à la fraise. Elle ouvre le papier aluminium rose et fragile, elle a l’impression de sentir déjà le goût emplir sa bouche. Elle roule la mince bande de caoutchouc comestible, ouvre les lèvres, la dépose sur sa langue. Elle la savoure un moment, comme un bonbon. Le sucre se dépose sur ses papilles, les arômes artificiels de fraise se répandent partout, de ses dents à son palais. C’est le goût de l’innocence, le goût de l’enfance, le goût du paradis perdu. Et puis elle donne le premier coup de dent. Une vague de salive provoque un mini raz-de-marée jubilatoire. Elle donne libre cours à sa rage, à son envie de mordre dans la vie. Les mouvements se font de plus en plus rageurs, sa mâchoire écrase la gomme comme si elle voulait la broyer, elle mâche et mâche et mâche, de plus en plus vite, de plus en plus violemment. Le chewing-gum n’est plus dans sa bouche, il est autour d’elle, il est une matrice élastique et gluante, une bulle de malabar qui entrave ses mouvements et qu’elle tente de briser avec ses dents, mais… il se passe quelque chose… le prof de maths semble vouloir lui prendre son chewing-gum, il parle de politesse, mais pour elle c’est une question de survie, elle doit continuer à arracher la bulle qui la retient prisonnière, elle se lève… et puis il y a l’araignée aussi, et sa toile gluante, juste au-dessus de la corbeille, et c’est impossible, elle ne peut pas s’arracher à son combat contre le chewing-gum et contre la prison rose qu’il représente, elle ne peut pas se jeter dans le piège de l’araignée et s’y perdre, alors au lieu de se diriger vers la gauche, elle s’en va vers la droite, et malgré tout le respect qu’elle porte à son professeur, elle quitte le cours sans un mot, en mordant rageusement la boule de gomme qui commence à durcir sous ses dents…


- 4 -
Elles sont assises dans la cuisine. Les éléments en stratifié bon marché semblent absorber la lumière sans jamais vouloir la rendre. Le lino a fini par ternir. Elles n’y font plus attention. Personne ne parle. La journée n’a pas été bonne. Les nouvelles sont pires que d’habitude. Chacune a fait son compte-rendu. Chacune porte déjà sa propre vie comme un fardeau, la culpabilité fabriquée par la société en plus, alors, quand le poids des angoisses, des frustrations et des renoncements des deux autres s’y ajoutent, on dirait qu’on en sortira jamais. La plus jeune souffle en même temps que la bouilloire siffle. La plus âgée se lève, elle verse l’eau sur les petites feuilles noires et craquantes, les pétales séchés d’un blanc sale, les morceaux de fruits secs, et les arômes emplissent la pièce. Moment de communion. C’est le thé le plus cher du marché. Leur péché spécifique et partagé, récidivé chaque soir. La femme de ménage regarde, une à une, les feuilles s’ouvrir, puis les pétales remonter à la surface, les fruits tournoyer et tout en elle devient lisse et serein. Son chagrin se noie dans la vision du breuvage qui se colore. Même la mort, qui n’est sans doute plus très loin, ne lui fait plus peur. Ses yeux, son cerveau, tout son corps est comme aspiré dans le reflet troublé qui miroite à la surface. Elle est déjà dans le thé, elle est le thé. La chômeuse longue durée ferme les yeux et inspire profondément. Ses synapses se dilatent, ses lèvres s’entrouvrent, ses narines frémissent. Jasmin, noisette, thé vert, la vapeur odorante qui s’élève dans la cuisine envahit tout, estompe tout, rend les choses belles et mystérieuses comme un brouillard écossais. Sa conscience danse sur la sensualité parfumée de l’instant.
L’adolescente porte le bol à ses lèvres. Le thé est brûlant. C’est comme ça qu’elle l’aime. La première gorgée allume un incendie le long de son parcours : lèvres, langue, palais, amygdales, trachée, elle suit la progression, comme la lave en fusion du volcan qui vient de se réveiller et tout son corps s’enflamme.
Elles se regardent. Les trois générations. Les yeux brillent. Les lèvres s’étirent, imperceptiblement, ébauche d’un sourire qui hésite à éclore, fragile encore. L’amour a empli la pièce. Le niveau le plus élevé de l’amour. Celui que ressentent seuls ceux qui ont pu mesurer, à l’aune des petits riens, la valeur de l’instant présent, sa lumière, son odeur, sa saveur.

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