À lire

Poésie
Alba nova - éditions A fior'di carta juillet 2008
Parution juillet 2008
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Inédits

Nouvelles et fragments
Recueil : Petites faiblesses humaines
Désir, ambigüité des sentiments, hypocrisie, cruauté...
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Premier prix du festival Escales hivernales de Lille
Fragments

Roman
Journal d'une insulaire : JDI
Le quotidien d’une jeune corse, dans une famille névrotique.....
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Le journal du roman

Chroniques
Hors de l'espace et du temps
Un lundi sur deux, pour sortir ensemble des sentiers battus...
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Scénario
La faille du Diable et compagnie
Écrire des scénarios est une autre façon d'écrire...
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Jeu 7 - Les illusions perdues - 154

Isis lui avait tendu l’épaisse enveloppe en prenant, bien malgré elle, un air suppliant. C’était le seul moyen qu’elle avait trouvé.

- C’- C'est quoi ? Où est le calibre ?

- C’- C'est de l’argent dit-elle précipitamment. Tu pourras en acheter un, tu m’as dit qu’il y en avait tout le temps à vendre, que ce n’était pas compliqué.

Il prit l’enveloppe et grogna. Elle ne savait pas trop comment interpréter ce grognement. Elle espérait qu’il était content.

- Bon ça ira…

- Tu tiendras ta promesse ? Tu vas m’emmener ? Tu me fais rentrer dans ta section ?

- De quoi ? Tu rêves ! Je n’ai jamais dit une chose pareille… Tu crois que fournir un calibre, ou donner une enveloppe, ça suffit pour faire partie de notre armée ? Tu crois que ça s’achète ?

Il avait l’air très en colère soudain et Isis cherchait désespérément un moyen de rattraper la situation.

- Mais pas du tout ! Je croyais… Quand on en a parlé… Tu as dit… Nous devions…

- Rien ! Je n’ai rien dit et nous ne devions rien du tout. Il n’y a pas de « nous » ok ? Si je devais faire entrer au Front toutes les filles avec lesquelles je couche !

Et il se mit à rire légèrement, tandis qu’Isis se sentait glacée jusqu’au cœur…

- Mais…

- Allez vas-y dis-le ! ricana-t-il. Il prit une voix de fausset comme pour imiter Isis : mais nous, c’est pas pareil, il y a autre chose entre nous, c’est beaucoup plus fort !

Et il éclata franchement de rire cette fois, sans se laisser émouvoir par les larmes qui commençaient à perler, au ras des cils de la jeune fille.

- Vous êtes toutes les mêmes ! Vous voulez des mecs du Front, ça vous excite, bien machos, bien virils, et quand vous les avez, vous pleurez ! Ne t’inquiète pas, ton argent ira à la lutte et c’est beaucoup mieux que ta présence physique : que veux-tu qu’on fasse d’une femme ? Tu sais démonter et remonter une arme en moins d’une minute ? Tu es capable de marcher de nuit dans la montagne, pendant plusieurs heures, sans lune et sans lampe ? Tu es capable de tirer sur les flics s’ils débarquent au milieu d’une action ? Laisse tomber. Que chacun reste à sa place.

Les larmes d’Isis se tarirent instantanément. Elles se figèrent presque sur ses joues. Ses yeux étincelèrent de colère. Son intuition de sorcière venait de buter sur quelque chose d’énorme… Qui lui était resté inaccessible jusqu’à présent pour différentes raisons… Et là, c’était comme une montagne, évident, sous ses yeux. Des actions, mon œil ! Il s’était vanté. Depuis le début, lui et l’autre, ils se servaient du Front pour faire les beaux, pour se donner une image, pour lever des filles… Comme elles avaient été naïves ! Pour une fois, elle n’avait rien à envier à Madeleine… Il allait repartir dans une nouvelle tirade mais elle le coupa dans son élan :

- J’ai quelque chose à te dire !

Il se tut, impressionné malgré lui par le ton de sa voix et par ce qu’elle dégageait. Elle aurait pu lui dire que oui, elle savait démonter et remonter une arme. Que oui, elle était largement capable de marcher, sûrement plus longtemps que lui, que l’obscurité de la montagne lui était familière et que les ombres et les frôlements en étaient ses alliés. Et que ce n’était pas par hasard si elle avait passé six mois en maison de correction à Marseille. Mais il avait montré son vrai visage. Elle ne voulait pas faire équipe avec un tocard pareil ! Elle était écœurée. Il attendait qu’elle parle, l’air goguenard, prêt à lui rabattre son caquet une fois de plus. Alors elle parla. Trois mots. Bien détachés.

- Je-suis-enceinte.

Et profitant de son hoquet de surprise, du temps qu’il mettait à enregistrer une information aussi déstabilisante, elle cueillit sur ses lèvres un petit baiser d’adieu, un effleurement sucré, pour ne garder de lui qu’un goût et un parfum, et oublier tout le reste. Sans un mot de plus, les yeux à nouveau secs – pour le moment – elle tourna les talons et le laissa derrière elle. Définitivement. Mais Monsieur Hasard n’en avait pas fini avec elle. Là, à une vingtaine de mètres d’eux tout au plus, une silhouette figée par l’incrédulité et la déception. Même de là, Isis déchiffrait sur le visage de Madeleine l’horreur et le mépris.

Non. Non. Non. Ce n’est pas juste. Pas là. Pas maintenant. Pas Madeleine. Elle allait lui expliquer. Il fallait qu’elle sache de toute façon, ce que valait son fameux héros de la lutte de libération nationale ! Cela n’avait plus d’importance maintenant… L’un ou l’autre… L’une ou l’autre… Mais le plus terrible, c’est que toutes les explications du monde tenaient en une seule phrase : son héros avait mis sa meilleure amie enceinte. Quoi d’autre ? Isis baissa les yeux et se dirigea vers Madeleine en réfléchissant aux mots qu’elle prononcerait. Mais quand elle releva la tête, Madeleine n’était plus là. Le vent s’était levé et Isis se sentit sombrer dans le néant. Elle avait tout perdu en l’espace de quelques minutes.

jeu 7 - Les illusions perdues - 145

La réunion traînait en longueur. La table était en U et Marie-Charlotte, placée sur le même côté que Paul, était hors de vue. Tout juste apercevait-il ses avant-bras et ses mains, fines et longues, parées d’or et de brillants. Marie-Charlotte étincelait. En toutes circonstances elle faisait éclater sa beauté. Ses cheveux blonds accrochaient juste ce qu’il fallait de lumière, son teint délicat donnait toujours l’impression qu’elle sortait d’un institut de beauté et les bijoux qu’elle choisissait avec le goût de ceux pour qui l’argent ne compte pas sublimaient ses toilettes. Marie-Charlotte était solaire. Et elle l’était avec tant de naturel, dans les instants les plus ordinaires, Marie-Charlotte apportait tant de grâce et de féminité, que le temps semblait s’ouvrir sur ailleurs.

Il lorgna de nouveau sur ses avant-bras délicats et ses poignets fins. Des bracelets les soulignaient, des bracelets discrets et rayonnants… Une vision vint se superposer à cette image de paradis et il secoua la tête, comme agacé. Anastasia cachait sa cicatrice derrière un écran de bracelets fins multicolores, solidaires les uns des autres. Il s’en souvenait parfaitement. Une cicatrice en forme de S irrégulier qui avait longtemps hanté ses nuits. Une cicatrice qui avait fait basculer son enfance. Il ne voulait pas penser à ça maintenant ! Il essaya de se raccrocher à la vision de lumière du bras de Marie-Charlotte. Mais les bracelets tremblaient et un serpent se gravait malgré lui sur la peau, à la pointe d’un couteau de chasse comme ils en avaient tous, son couteau de chasse à lui. Et le sang perlait et ses yeux s’agrandissaient d’effroi. Non ! Elle ne pouvait pas faire ça ! Elle le faisait… Elle ne regardait même pas son bras. Elle le fixait lui avec une détermination glaciale et une étincelle de démence dans le regard. Les autres garçons de la bande arrondissaient leurs bouches également. Trois d’entre eux détalèrent avant la fin. Le plus petit se mit à sangloter. Le gros Pierrot fit quelques pas avant de vomir son petit-déjeuner. Paul soutint ce regard jusqu’au bout. Sa main à elle ne trembla à aucun moment. Et quand vint son tour à lui… Il reprit son couteau de chasse et elle ne semblait pas même sentir la douleur. Elle ne tremblait pas. Indifférente au filet de sang qui faisait comme un toile sur son bras avant de goutter lentement à leurs pieds, son air de défi disait clairement « allons, voyons de quoi tu es capable ».

Il ne voulait pas de ce souvenir là maintenant ! Il ferma les yeux pour essayer d’imaginer Marie-Charlotte, renversée en arrière, gorge offerte, cheveux défaits. Mais ce fût pire. Sa silhouette se mua de nouveau en serpent. Et le serpent de sang séché devenait noir. C’était son tour. Il appuyait la lame sur l’intérieur de son avant-bras, juste à la base du poignet, pour faire comme elle. Il appuya un peu plus. Il trembla. Il savait déjà qu’il avait perdu. Il étouffait…

JE NE PEUX PAS LE FAIRE ! Tous les regards étaient tournés dans sa direction. Le silence rôdait autour de lui comme un vautour. Il réalisa avec horreur qu’il avait presque crié, au beau milieu d’une réunion officielle. Pâle et tremblant, il se leva.

- Je… Excusez-moi je… Je crois que j’ai besoin d’air…

Et il était tout à fait crédible, il avait l’air de ce qu’il était : effrayé et perdu, au bord du malaise… Marie-Charlotte ne leva pas les yeux de son dossier. Il comprenait sa discrétion, mais il ne put s’empêcher de lui en vouloir de son manque de sollicitude… Il avait besoin d’elle putain ! C’était si difficile à comprendre ? Qu’ils aillent tous se faire foutre ! Il quitta la réunion avec toute la dignité dont il était capable. Mais il n’en avait pas fini avec ses souvenirs…

Il jeta le couteau à terre et s’enfuit. Et pour la première fois dans l’histoire du village, la bande des garçons eurent à leur tête… une fille ! Anastasia garda le couteau. Ce fût son premier butin. Son premier « présent volontaire ». C’était ainsi qu’elle appelait les objets que les garçons devaient lui amener quand elle le leur ordonnait…

Paul jeta l’éponge. Il ne parviendrait pas à se débarrasser de ses vieux démons maintenant qu’ils avaient été libérés… Il fallait tricher. Il avait juste besoin de trois choses : le silence de son antre comme un cocon de soie, l’ambre du whisky pour accompagner l’oubli, les vibrations légères de la plume sur le papier.

Jeu 7 - Les illusions perdues - 139


- Tu te souviens de ce tirage il y a un mois ?

Isis lui jeta un coup d’œil interrogateur. Non elle ne se souvenait pas, elle ne risquait pas. D’abord elle tirait les cartes presque tous les jours, pour elle-même ou pour d’autres, et les séances finissaient par se mélanger dans sa mémoire, et puis, de toute façon, quand elle faisait un tirage à quelqu’un, elle entrait dans une sorte de transe, un « état non ordinaire de conscience », avait-elle lu quelque part, ENOC, et cette acrostiche lui plaisait. Quoiqu’il en soit, cet état de conscience modifiée lui permettait d’être parfaitement lucide, et de se souvenir de ce qu’elle faisait, de ses gestes, du contexte général, mais quant au contenu des messages délivrés… Le consultant avait intérêt à prendre des notes ou à être doté d’une bonne mémoire !

- Mais oui : le pendu ! insista Madeleine

Ha oui. Évidemment. Elle s’en souvenait. Elle pleurait rarement en tirant les cartes à quelqu’un d’autre. C’était vraiment une séance bizarre et elle n’avait pas envie de parler de ça.

- Eh bien quoi ? demanda-t-elle agacée

- Tu sais ce que je crois ?

Isis soupira. Non elle ne savait pas ce qui était en train de traverser la cervelle trop remplie de son amie. Non elle n’avait pas envie de jouer aux devinettes. Crache ton morceau.

- Je crois que c’était pour toi. Je crois que c’est toi qui as des choix à faire. Et d’après ce tirage, je crois que tu ferais bien de ne prendre aucune décision hâtive…

Et c’était tellement juste qu’Isis fût traversée à la seconde par une multitude de sentiments contradictoires. Frissonnante, glacée et fiévreuse, illuminée par l’évidence de l’interprétation, et très, mais alors vraiment très en colère contre Madeleine qui énonçait cette vérité avec son ingénuité habituelle, sans avoir conscience des dégâts provoqués.

Elle poursuivait son raisonnement de la façon la plus tranquille :

- Tu vois par exemple, pour la proposition de ton père…

Isis l’interrompit en faisant un effort surhumain pour ne pas hurler :

- Mais vraiment… N’importe quoi ! S’exclama-t-elle avec un geste de mauvaise humeur. D’où tu te prends pour une voyante toi maintenant ? Tu ne trouverais pas un verre d’eau dans la mer et tu viens me dire à moi ce que MES cartes disent ? Non mais tu délires ! Et … NE ME PARLE PAS DE MON PÈRE !

- Mais… Ne t’énerve pas, je…

- JE NE M’ÉNERVE PAS ! Elle se maîtrisa et reprit un peu moins agressive : écoute la voyance, ça ne s’improvise pas. C’est du travail, de l’expérience, une sensibilité qui s’affine au fil des tirages. Je reconnais que tu as de l’intuition et si tu étais moins… naïve disons, tu aurais certainement un potentiel intéressant… Mais là tu te plantes ok ? Tu te plantes complètement.

Madeleine battit en retraite.

- D’accord, si tu le dis, marmonna-t-elle en haussant les épaules.

Et pour la première fois, Isis vit Madeleine bouder. Et pour la première fois, elles ne surent pas comment souffler sur les nuages. Ni l’une ni l’autre. Et pour la première fois, le silence qui s’étirait entre elles semblait pianoter sur leur peau, de ses doigts glacés, un air funèbre.

Jeu 7 - Les illusions perdues - 137

Madeleine se tut. Le cahier ouvert entre ses mains, elle leva les yeux sur sa mère, remplie d’attente. Mais son sourire n’eut pas le temps de s’épanouir et le silence qui s’était refermé sur ses derniers mots la prenait à la gorge. Tout dans le visage de sa mère indiquait la rage contenue, une physionomie que Madeleine connaissait par cœur, ainsi que l’enchaînement prévisible qui suivait, exactement comme parfois, juste à la couleur des nuages, à une atmosphère qui frémit, à on ne savait quoi d’électricité en plus dans l’air, on pouvait prédire que l’orage n’était pas loin.

« Qu’est ce que j’ai - encore - fait ? Se demanda Madeleine tout en sentant poindre au bas de son échine l’onde de panique. Mais elle n’avait rien fait. Elle finissait juste de lire à sa mère les quelques pages qu’elle venait d’écrire, un début de nouvelle qu’elle adorait, et ce moment de partage était important pour elle. En l’écrivant, elle avait senti les picotements, qui signifiaient que le texte fonctionnait, qu’elle tenait quelque chose, que son fil pouvait se dérouler sans nœud jusqu’à son terme. Dans ces moments-là, elle se sentait comme un enquêteur juste avant que les indices mis bout à bout ne s’éclairent soudain, comme un chien sur une piste, comme un amant lèvres avancées, prêt à cueillir son premier baiser. Ces sensations étaient de plus en plus présentes ces derniers temps, et elle écrivait plus souvent de la fiction, des fragments, des débuts de nouvelle, que dans son journal désormais. Ariane Carson l’avait annoncé… Oui ce début de texte était plein de promesses et une promesse, c’était presque mieux que sa réalisation, surtout quand aller en chercher l’aboutissement ne dépendait que de soi… Mais le silence glacé de sa mère faisait comme un lasso et la promesse entravée dégringolait sur elle-même comme un culbuto ridicule…

Infini

« Si tu veux progresser vers l'infini, explore le fini dans toutes les directions. »

Johann Wolfgang von Goethe

Le nez dans les étoiles, posez-vous la question : êtes-vous plutôt fasciné ou effrayé par cet infini, dont la voûte étoilée n’est que le seuil, et dont la réalité se dérobe à l’entendement humain ?

À première vue, tout ce qui concerne l’infini n’est que théorie et modèles mathématiques en puissances de 10. Ou métaphore. Impossible de faire l’expérience de l’infini.

Impossible ? À voir. Et si c’était l’inverse ? Si c’était la finitude qui n’était que théorique ? Prenons un exemple : le nombre d’êtres humains qui peuplent la terre est fini et connu. Pourtant il nous est impossible de faire l’expérience de cette finitude. L’expérience que nous avons de notre présence en relation avec les autres terriens est une expérience de l’infini. Vous pouvez avoir 300 numéros dans votre portable, faire de la politique et serrer des milliers de mains, même si vous y vouez votre vie, il est impossible de nouer une relation avec chacun. Et les exemples peuvent se multiplier… à l’infini. Infinis les grands espaces, les déserts ou les montagnes, dont les limites ne sont fixées que sur les cartes dessinées par l’homme. Infinis les océans, tant et si bien qu’ils n’ont pas encore livrés tous leurs secrets. Infini, le nombre de peuples, de cultures, de tribus à rencontrer pour comprendre l’évolution du monde. Infinis, les tours et détours de la littérature, des littératures, d’ici ou d’ailleurs, autant de chemins que nous ne pouvons parcourir en totalité. Introspection ? voyage sans fin également, les psychanalystes le savent bien.

L’univers qui nous entoure est un immense labyrinthe, que l’on évolue dans les jungles urbaines, les sphères intellectuelles, les sentiers empierrés ou les mers déchaînées, un labyrinthe qui ne finit jamais de nous surprendre, et dans lequel on tourne en rond, sans jamais trouver, ni le cœur ni la sortie.

En réalité, l’infini est partout, qui attend, de pied ferme, les explorateurs impénitents.

Ce désir d’explorer, cette curiosité insatiable, c’est la curiosité de l’infini, c’est la métaphore de la quête ultime. Les grands voyageurs, les boulimiques, les mono-maniaques, sont des voyageurs de l’infini. Des initiés qui ont compris la vraie nature de l’infini et ne peuvent se contenter de le mettre en équation, mais ont besoin de le vivre, jusqu’au vertige. Vertige des bibliothèques immenses, vertige de la voûte étoilée, vertige des fonds marins, vertige des sommets, vertige de l’atome. Si vous faites partie de ces explorateurs, la réponse que vous avez faite à ma question initiale est facile à deviner, vous êtes de ceux que l’immensité du ciel fascine et intrigue. Et vous êtes conscient que les seules limites sont celles, artificielles, que l’humanité a fabriquées pour se rassurer. Les seules vraies limites sont celles de notre imagination. Tout le reste est infini.

Jeu 6 - Les secrets - 121

Comme à chaque fois, le repas était tendu. Les piques ne cessaient de fuser entre sa mère et Bijou, son grand-père commençait à être sérieusement agacé et son père était de plus en plus sombre. Madeleine se demandait quel plaisir ils pouvaient bien trouver à ce genre d’expérience, tous autant qu’ils étaient, puisqu’ils en redemandaient. Elle ne voyait pas l’intérêt d’un dîner de famille dans ces conditions. Alors que c’était si agréable lorsqu’elle était seule avec son grand-père ou avec sa tante. Cette ambiance plombée lui donnait la nausée. Elle essaya de penser à Raphaël, dont la lumière intérieure, le rayonnement et la douceur la rendaient immédiatement plus légère, mais eut beaucoup de mal à l’évoquer. Sans doute l’atmosphère était-elle déjà trop négative pour que même son image se manifeste. La présence de Raphaël ne pouvait s’accommoder d’agressivité, de peur ou de chagrin. « Ce n’est pas ma place disait-il. Je suis là où la joie demeure, où les couleurs explosent, où l’amour règne ». Et ils se souriaient. Madeleine était si heureuse en sa présence qu’elle doutait parfois de sa réalité. Si c’était un rêve, elle était heureuse de rêver. Et aurait voulu ne jamais se réveiller ! Le 14 février approchait… La fête des amoureux… Justement, Bijou attaquait sa mère sous couvert de taquinerie… Madeleine ne voyait pas où sa tante voulait en venir. Pour une fois elle n’était pas de son côté. Ses parents étaient amoureux comme au premier jour, il suffisait de les voir ensemble pour s’en apercevoir. Pas besoin d’attendre la Saint-Valentin pour ça… Chose incroyable, son grand-père se mêla de la conversation. En grommelant que les fêtes commerciales aux allures d’injonction ne l’intéressaient pas. Que l’amour ne se décrétait pas.

Et Stasie, qui avait, à chaque réunion de famille, de plus en plus envie d’en découdre, avait lancé :

- Babbò, vous n’allez pas nous faire croire que vous avez aimé Stella ! Personne ne pourrait aimer une femme aussi sèche, aussi dure, aussi manipulatrice…

Bijou intervint avant que son père eut le temps de riposter :

- Stasie tu parles de toi là je suppose ?

Madeleine vit sa mère virer au cramoisi. Avant de contre attaquer.

- Et toi Bijou, avec lequel de tes amants iras-tu dîner ? À moins que tu n’en aies pas ? L’argent n’achète pas tout Dieu merci ! Il n’achète pas l’amour, il n’achète pas un foyer, il n’achète pas la fécondité !

C’était un coup bas. Après la dernière discussion qu’ils avaient eue à ce sujet et la façon dont elle s’était terminée, c’était mesquin et pas fair-play de la part de Stasie de revenir dessus. Consciente de son mode opératoire peu glorieux, elle décida d’enchaîner et de revenir à son attaque initiale, pour prouver qu’elle ne frappait pas un adversaire à terre.

- En même temps, il n’y a pas de hasard pas vrai ? il faut bien que les enfants payent les turpitudes de leurs parents ! Elle était bien placée pour le savoir et il n’y avait pas de raison que ce soit valable seulement dans sa famille à elle. Tu es punie Bijou. Pour les péchés de ta mère.

Quelqu’un essaya de l’interrompre et la tension était si forte qu’une explosion aurait pu se produire sans que Madeleine qui ne comprenait pas ce qui se passait et observait en silence, en fût étonnée outre mesure. Mais Stasie était lancée et elle haussa le volume de sa voix afin de couvrir toutes les autres :

- Ta mère était une faiseuse d’anges ! une avorteuse ! Tout le monde le sait ! Elle a vidé tant de ventres que ce n’est que justice si le tien est impossible à remplir !

Le silence retomba d’un coup. Stasie regretta ses paroles, non à cause de la souffrance extrême qui se lisait maintenant sur le visage de bijou, mais parce qu’en franchissant la limite, elle s’était isolée, marginalisée, coupée de ses soutiens habituels. Même Pepito la regardait avec horreur. Le grand-père de Madeleine se leva et malgré sa petite taille, personne n’eut envie de rire.

- Avà basta ! Sì stata accolta quì cum’è a nostra figliola è simu sempre statu à u vostru latu ! ùn vogliu ringraziamenti mà o mancu teniti megliu in casa meia. Escimi da quì per oghje, n’aghju intesu abbastanza ![1]

Madeleine était abasourdie. Sa grand-mère, celle à qui elle faisait la lecture tous les mercredis à la fin de sa vie, cette petite bonne femme sèche certes, mais qui ne payait pas de mine, une avorteuse ? Cela semblait n’avoir aucun sens, ne recouvrir aucune réalité. Et pourtant personne ne contestait à Stasie le fonds… C’était juste la forme qui leur posait problème. Le fait que le pacte de silence ait été rompu. Et la peur des conséquences. Le silence, c’est comme un barrage. Quand il craque, c’est tout d’un coup. On ne peut pas rompre un peu le silence. Un tout petit peu rompre le silence. Non. Soit on le respecte, soit on le trahit. C’est tout l’un ou tout l’autre. Stasie se leva, les lèvres pincées, drapée dans sa dignité. Elle jeta un regard noir à Pepito avant de se détourner pour quitter la pièce. Madeleine regarda son père se lever à son tour et lui emboîter le pas. Non. Pas cette fois. Madeleine voulait rester. Avec sa tante et son grand-père. Tant pis. Il y aurait sans doute des représailles. Pour Stasie, cela signifierait que Madeleine s’était désolidarisée. Soit. Madeleine ne cautionnait pas cela. Et Madeleine n’était pas d’accord avec sa mère. D’abord oui, le hasard existait. Et ensuite, il était hors de question que les enfants soient punis pour les erreurs des parents. Et enfin, elle ne supportait pas de voir Bijou malheureuse. Madeleine ne bougea pas.



[1] Ça suffit maintenant ! Tu as été accueillie ici comme notre propre fille et nous avons toujours été à vos côtés. Je ne veux aucun remerciement, mais au moins, tiens-toi mieux dans ma propre maison. Sors-moi de là pour aujourd’hui j’en ai assez entendu !

Jeu 6 - Les secrets - 119

Le médecin regardait Isis par dessus ses lunettes et elle se sentait sondée jusqu’à l’âme. Elle se redressa instinctivement et le défia du regard.

- Je crois que vous êtes sa seule famille en Corse en dehors d’une mère grabataire ?

Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais comment expliquer les deux grandes sœurs qui transpiraient la haine et crachait des serpents et des crapauds à chaque mot, exactement comme les méchantes sœurs des contes de fée ? Isis acquiesça.

- Êtes-vous majeure ?

Une fois de plus, elle se contenta de hocher la tête.

- Ce n’est pas la première fois ?

Isis fit non de la tête, toujours sans dire un mot.

- Vous savez donc que ma responsabilité aujourd’hui, maintenant que votre mère est tirée d’affaire est de savoir si je dois la placer dans un établissement psychiatrique… Avez-vous une idée de ce qui a motivé son geste ?

- Un chagrin d’amour répondit laconiquement Isis.

Elle savait par expérience qu’il fallait en dire le moins possible. Aux médecins comme aux flics. Elle soutint le regard du médecin qui hésitait.

- Qu’en pensez-vous mademoiselle ? Est-il souhaitable pour votre mère, et pour l’équilibre de votre cellule familiale qu’elle puisse être protégée d’elle-même pendant une semaine ou deux, le temps d’apaiser son chagrin ?

- Non.

Elle laissa le silence s’installer. Puis :

- Je suis sûre que ça va aller maintenant. Je vais m’occuper d’elle. Quand pourra-t-elle sortir ?

- Le problème… commença le médecin…

Elle l’interrogea du regard.

- C’est que le bébé n’a pas survécu.

Isis se plia légèrement comme sous l’effet d’un coup et porta les mains à son ventre de façon réflexe. Elle se sentait mal. Elle allait vomir.

- Vous n’étiez pas au courant ?

Elle secoua la tête, incapable de parler.

- Votre mère finissait sans doute son premier trimestre de grossesse. Elle le savait donc et avait l’intention de le garder. Elle ne vous en a pas parlé ?

Elle secoua de nouveau la tête. Elle fût prise de vertiges.

Elle entendit à peine le médecin lui dire qu’il réservait sa décision et qu’ils se reparleraient dans quelques jours. Enceinte… Sa mère était enceinte. De qui ? Pierrot ? Forcément Pierrot. Elle n’avait que lui en tête et en bouche. Quel enfoiré ! Quel sale type ! Il avait profité de la fragilité de sa mère ! Sous ses allures de militant culturel, derrière sa gueule d’ange et sa voix de basse, il y avait un immonde séducteur, un collectionneur ! Sa mère était toujours si naïve…

Jeu 5 L'heure des choix - 112

Stasie fait chauffer le café dans la petite casserole au manche en bois bombé, teinté de rouge. Elle aime le rouge. Elle écoute Marie-Pat d’une oreille distraite. Éternelle complainte faite de résignation et de révolte, de victimisation et d’agressivité, de lâcheté et de force aveugle… Et de pourquoi. Pourquoi moi, pourquoi mes parents, pourquoi les hommes, pourquoi la société, pourquoi l’injustice, pourquoi la mort…

Marie-Pat est une victime, parce que.

C’est son choix. Il n’y a pas d’autre réponse à la question pourquoi que parce que.

L’important n’est pas dans le pourquoi, mais dans le comment. C’est ce que la psychanalyse n’a pas compris. Le contenu n’est que matière inerte, illusion. Seul le processus fait sens. Marie-Pat, Dadie, des contenus dérisoires, figés chacun dans leur particularité, aussi peu intéressants que la peau du serpent après la mue, conséquences tellement prévisibles d’un processus identique : l’abandon du pouvoir.

Elle se tourne, le manche entre les deux mains, se laisse effleurer par une pensée érotique, verse le café dans la tasse de Marie-Pat et tente, sans se faire d’illusions :

« Ne lui montre pas ton désir, tiens-lui la dragée haute… Le désir est comme une danse, si tu avances, l’autre recule… Ou comme la pêche à la ligne. Tant que ça ne mord pas, il ne faut ni bouger, ni faire de bruit, laisser le poisson se croire à l’abri de tout danger, le laisser venir, s’approcher. Et quand ça mord, il faut ferrer.

- Je ne dois pas l’appeler alors ?

- Non tu ne dois pas l’appeler, répond-elle patiemment en sachant très bien que c’est peine perdue

- Et si je lui écrivais ?

- (soupir) Pour lui dire quoi ? Tu ne ferais que renforcer sa position. Tu en as assez fait. Laisse-le revenir à toi.

- Tu crois que sa femme est au courant ?

- Tu crois que c’est la première fois qu’il va voir ailleurs ? Ne sois pas naïve ! tranche-t-elle avec une pointe de cruauté qui, il faut bien le reconnaître, l’excite un peu.

- Qu’est-ce que tu ferais, toi ?

Elle a un sourire carnassier. Ses lèvres s’amincissent encore.

- Moi, ce n’est pas pareil : c’est moi qui joue ! Je ne suis jamais l’objet des hommes, c’est moi qui mène la danse. Je ne leur laisse pas le choix.

Un silence s’installe, chargé de l’odeur du café, chargé de la sensualité en creux, émanant de tous les espaces laissés vierges entre les mots, chargé de l’admiration de Marie-Pat, de son désir de ressembler à cette femme idéale qui est assise en face d’elle, jambes croisées, jupe fendue, belle, forte, féminine et tellement sûre d’elle. Par comparaison, Marie-Pat se sent tellement grossière, si peu femme, si imparfaite, tellement incapable de gérer sa vie… Marie-Pat éprouve des sentiments confus, un mélange de désir et de haine…

Stasie sent le regard de Marie-Pat se poser sur elle, presque indécent. Cela ne la trouble qu’à peine. Hommes ou femmes, elle aime ce moment de domination absolue où la proie s’offre d’elle-même, comme une chienne qui se couche sur le dos. Et ce qu’elle aime par dessus tout, c’est refuser cette offrande qui n’a pas été conquise, repousser la chienne d’un coup de pied, sans se préoccuper de son regard implorant, de ses oreilles rabattues. Marie-Pat lui pose une main sur la cuisse, l’air de rien mais le regard intense, et sous l’étoffe satinée du bas, une chaleur se diffuse. Elle se lève. Marie-pat reprend sa main, la tient comme si ce n’était pas la sienne, comme si elle ne savait pas quoi en faire. Stasie lui tourne le dos. Marie-Pat regarde la courbure de ses reins. Stasie dit :

- Ce n’est pas à l’extérieur que tu trouveras les réponses. Ta fuite en avant reste une fuite. Demande-toi d’abord ce que tu veux vraiment…

Marie-Pat n’a rien compris de ce qu’elle vient de lui dire. Elle n’a même pas entendu. Elle pense à Pierrot. Elle a envie de le tuer. Ou de tuer sa femme. Ou de le posséder. Ou de posséder sa femme. C’est pareil.